Le Devoir, vol. 70, no 62, 15 mars 1979, p. 5.
Cette allocution d’Andrée Ferretti a été lue lors du congrès d’orientation de la Société Saint-Jean-Baptiste, tenu en 1979, pendant lequel le mouvement a donné son appui inconditionnel à l’option indépendantiste.
Depuis la défaite péquiste d’avril 2014, Génération nationale a pris position contre le cadre étapiste qui prévaut au sein du souverainisme officiel depuis 1974. Alors que le projet d’indépendance est à la croisée des chemins, il nous semble pertinent de remettre en circulation certains écrits du passé qui nous semblent totalement actuels aujourd’hui.
Plus ou moins conservatrice, plus que moins, la plupart du temps, mais, parfois, également progressiste, comme durant ces dernières années, selon le déroulement même de notre histoire, la Société Saint-Jean-Baptiste a constamment cherché à rassembler notre peuple autour de l’essentiel, autour de ce qui lui confère l’existence : son identité nationale. Et elle a généralement réussi parce qu’elle a su lui révéler, soit en les reflétant fidèlement, soit en l’aidant à les réorienter, la signification profonde de ses choix et de ses comportements politiques. La Société Saint-Jean-Baptiste a été en maintes circonstances le lieu privilégié où notre peuple démuni des instruments les plus vitaux d’affirmation nationale se reconnaissent avec confiance et plaisir.
Aujourd’hui en 1979, année cruciale pour notre avenir collectif, en proposant à ses membres réunis en congrès général « l’Indépendance, on la fait », comme thème de réflexion, mais aussi comme mot d’ordre à transmettre et comme programme à réaliser, la Société Saint-Jean-Baptiste, encore une fois, répond à un besoin pressant de la majorité des Québécois, qui est un besoin aussi bien de clarification conceptuelle que d’engagement politique.
Nous sommes en effet plongés, depuis l’avènement du Parti québécois au pouvoir, dans une situation pour le moins paradoxale. À juste titre considérée comme une victoire résultant des luttes idéologiques et politiques menées par l’ensemble du mouvement indépendantiste depuis plus de vingt ans, la prise du pouvoir par le Parti québécois a, d’une certaine manière, signé l’arrêt du combat pour l’indépendance.
En rayant le mot de ses discours et de son programme et la chose de son administration, le PQ a vidé notre grand projet collectif des contenus idéologiques et politiques qui faisaient sa force réelle. En réduisant notre lutte pour l’indépendance à son seul aspect stratégique, le PQ, qui se croyait rusé, se révèle finalement malhabile. On ne peut que s’en rendre compte aujourd’hui devant l’indifférence marquée des jeunes, devant la contestation grandissante du mouvement syndical et celle de mieux en mieux organisée, du mouvement féministe qui représentent à eux trois la très grande majorité de la force vive de notre nation. C’est qu’en évacuant l’idéal mobilisateur de l’indépendance, le PQ s’est départi de la seule autorité et de la seule légitimité qui lui permettaient d’exiger, par-delà les contradictions spécifiques de notre société actuelle, un soutien populaire indéfectible pour la mise en œuvre d’une société nouvelle qui réponde aussi bien à nos aspirations de libération nationale qu’à nos besoins de transformations sociales. Sans l’idée de l’indépendance comme lieu de changement radical des rapports sociaux, il est difficile de comprendre l’intérêt que nous avons à nous regrouper en rassemblant sous une volonté nationale unifiant l’ensemble de nos pratiques collectives. Au contraire, s’est instaurée entre le « bon » gouvernement et les gouvernés organisés une politique de farouche marchandage sans doute courante dans les affaires commerciales, mais assez inédite, à ce que je sache, entre les parties prenantes d’une lutte de libération nationale. Ainsi, déjouant les savants calculs des grands stratèges, la pratique du pouvoir n’a pas fait progresser l’idée de l’indépendance. Bien au contraire, un nombre grandissant de Québécois, même parmi ceux qui ont irrémédiablement choisi le Québec comme seule patrie, ne savent plus clairement aujourd’hui où ils se situent par rapport à l’indépendance, ni pourquoi nous devons nous battre sans répit pour son avènement.
Consciente de ce grave problème, la Société Saint-Jean-Baptiste nous invite donc à réfléchir à nouveau sur notre question nationale et à essayer de dégager de nos analyses, une position politique claire accompagnée d’une stratégie appropriée, aptes à mobiliser tous nos membres et, à travers eux, l’ensemble des Québécois, afin qu’en grande majorité, nous disions OUI au référendum, et que ce OUI soit, sans équivoque possible, un OUI à l’indépendance.
Nous ne parlerons pas de l’indépendance en soi, mais de celle qui doit répondre aux besoins réels des Québécois en 1979. Nous verrons alors qu’elle se présente sous deux aspects majeurs : 1) comme lutte de libération nationale; 2) comme pouvoir à exercer. Nous verrons que, dans les deux cas, elle ne peut procéder que d’une véritable révolution culturelle. C’est-à-dire d’un processus de prise de conscience de leur volonté d’être dans un rapport intégral de présence à soi qui amènera les Québécois à ne plus accepter, en l’intériorisant comme fatalité, le plus petit état de soumission à des intérêts autres que les leurs, de quelque nature qu’il soit.
L’histoire des peuples aussi bien que celle des individus nous apprend en effet que, dès que nous acceptons la réalité d’une dépendance spécifique, il s’ensuit que c’est le phénomène même de la dépendance que nous intériorisons comme normal, ou pire, comme fatal. Or, nous vivons au Québec, depuis la Conquête, dans un état si généralisé de dépendance, qu’il n’y a pas un Québécois, aussi libre qu’il se veuille, qui n’accepte pas, comme allant de soi, dans un domaine ou dans un autre, le fractionnement de son être et de ses pouvoirs. À un point tel qu’on peut affirmer, sans risque de se tromper gravement, que le trait culturel caractéristique des Québécois est leur sentiment de la nécessité de la dépendance. Lutter pour l’indépendance, c’est d’abord lutter contre cette aliénation fondamentale, c’est nous donner les moyens d’une totalisation de notre être, d’une entière appropriation de notre identité nationale.
Il est d’ailleurs tout à fait significatif que notre premier geste d’indépendance ait été la proclamation de la loi 101. Et il est non moins révélateur qu’elle ait suscité tant de panique et d’opposition chez nos adversaires et chez nos ennemis. D’un côté comme de l’autre de la barricade, nous avons vite compris que reconquérir et imposer notre langue, c’était affirmer notre pouvoir de nous différencier, notre pouvoir d’exister en tant qu’entité nationale, notre pouvoir de nous déterminer comme sujets collectifs situés dans une histoire que nous voulons désormais faire après en avoir été si longtemps expulsés. La langue constitue cependant un facteur très fragile d’indépendance, si elle ne peut s’enraciner dans une pratique politique, économique et sociale, c’est-à-dire dans une pratique culturelle globale qui nous institue seul maître de toute notre vie collective. Car, il ne peut y avoir longtemps, sans danger de déséquilibre, scission entre le langage et la réalité qu’il doit nommer.
Notre lutte pour l’indépendance, c’est donc, avant tout, faut-il le rappeler encore après tant d’années, un pouvoir à conquérir sur nous-mêmes, une lutte contre le défaitisme et la peur. Ça aussi nos ennemis l’ont bien compris, puisque toute leur stratégie, depuis des années, consiste à déployer mille et une tactiques terroristes, comme, pour n’en rappeler que quelques-unes, le coup de la Brinks, la loi des mesures de guerre, l’infiltration policière, le vol de documents, la piastre à Lévesque, etc., susceptibles de nous faire peur. Car ils connaissent bien l’effet corrupteur de la peur. Ils savent qu’elle est le socle de la subordination, de la soumission, de la dépendance. Aussi la seule façon de lutter contre la peur aliénante, ce n’est pas, comme certains le pensent, jusqu’à l’ériger en stratégie, de faire les autruches et de se cacher la tête dans le sable, de se faire croire qu’il est facile d’accéder à l’autodétermination, qu’il suffit de procéder en n’ayant l’air de rien. Pour vaincre la peur, nous devons au contraire refuser de limiter nos objectifs. Nous devons plutôt les définir dans toute leur radicalité et leur exigence. Un peuple n’engage ses forces vitales dans des batailles que s’il a la conviction que l’enjeu est grand, qu’il en vaut la peine, qu’il y trouvera au bout une liberté pleine et entière. Et pour le peuple québécois, cet enjeu n’est rien de moins que l’indépendance totale.
Quand, comme il le fait depuis quelques années, le Parti québécois place notre lutte sur le terrain économique, en nous proposant l’association comme corollaire indispensable de la souveraineté, il nous fait glisser sur le terrain de tous nos adversaires. Celui de tous les fédéralistes, qu’ils soient d’Ottawa ou de Québec, qu’ils soient capitalistes ou maoïstes. Car ce terrain de l’économie – non pas en soi, nous verrons plus loin que c’est précisément le domaine que nous devons absolument investir – tel qu’organisé et développé au Canada depuis 1840, c’est le terrain des capitalistes anglo-saxons. Or, nous le savons bien, la pratique économique déborde nécessairement son domaine spécifique et étend ses effets dans toutes les sphères de la vie collective. C’est en fait une pratique culturelle qui découle d’une manière de penser et à la fois qui la détermine. Or, la pensée des anglo-saxons du Canada est technologique, c’est-à-dire qu’elle se réduit à la manière pratique d’agencer, en vue d’une fin utilitariste, l’ensemble des intérêts humains. L’économie, c’est leur lieu natal. Ils n’ont pas d’autre patrie : le Canada, c’est bien connu, c’est une affaire de chemin de fer, de commerce transcontinental. Quand ils nous disent que nous, Québécois, ne pouvons pas modifier notre mode de vie pour un idéal qui ne se compte pas en dollars, c’est faux, mais c’est efficace en ses retombées idéologiques, précisément parce que nous sommes colonisés et que nous acceptons d’emblée l’image que les maîtres nous renvoient de nous-mêmes, surtout lorsqu’elle leur ressemble, parce que nous acceptons d’être séparés de nous-mêmes, de nous identifier par rapport à l’autre, parce que nous acceptons de morceler nos pouvoirs. La souveraineté-association est, en ce sens, l’ultime effet de notre mentalité de colonisés.
C’est pourquoi il est vital que la Société Saint-Jean-Baptiste, qui a décidé de se battre pour l’indépendance, reprenne à son compte la lutte de libération nationale en termes de décolonisation, en termes d’identité nationale, en termes de fierté d’être Québécois. Et j’ajoute en termes de plaisir d’être Québécois.
Car l’indépendance, en plus d’être un pouvoir à conquérir sur nous-mêmes et sur des puissances extérieures, c’est aussi, comme je le disais plus haut, un pouvoir à exercer par et pour l’ensemble des Québécois, en fonction de leurs besoins, de leurs intérêts et de leurs aspirations. C’est pourquoi on ne peut prétendre accéder à ce pouvoir en ne luttant que sur le front politique. Nous devons lutter partout où s’exercent la domination et l’exploitation. Et, particulièrement, contre la domination économique qui est, dans les sociétés modernes, le fondement de toutes les autres dominations. Elle est aussi, au niveau du pouvoir, le fondement de tous les autres pouvoirs.
L’indépendance économique ne répond pas seulement à une exigence logique et légitime de toute lutte de libération nationale. Dans le contexte actuel des rapports de force entre le Canada anglais et le Québec, elle peut seule nous permettre d’orienter notre développement en fonction des besoins sociaux et culturels de notre population qui est à majorité composée de familles de travailleurs salariés. Notre libération nationale nécessite donc, non seulement que nous nous dégagions du lien politique fédéral et de l’emprise économique étrangère, mais que nous procédions à une réorganisation profonde de toute la sphère de nos activités économiques. Et cela nécessite un changement radical des règles actuelles du jeu, puisqu’elles fonctionnent à 100% contre nous. Cela signifie qu’un projet d’indépendance nationale, au Québec, n’a de sens, qu’inséré dans un projet réaliste de libération économique et sociale.
Quand je dis projet réaliste, c’est aussi bien pour m’opposer au projet d’association du PQ qu’à l’objectif de révolution socialiste, tel que prôné par la « gogauche » du Québec. Car il n’existe pas ici une telle chose qu’une nécessité vitale de révolution économique, les besoins essentiels étant satisfaits dans tous les cas, et les besoins superflus chez un très grand nombre. Il y a par contre une nécessité culturelle de changement radical de notre développement économique. Les travailleurs et les travailleuses québécoises ont envie de se réunir autour d’objectifs économiques et sociaux qu’ils définiraient eux-mêmes, afin de prendre en main, à plus ou moins long terme, les droits exclusifs de propriété et d’administration des richesses naturelles et des entreprises québécoises actuellement détenues par de grandes organisations économiques antinationales et anti-ouvrières, généralement étrangères et très éloignées de leurs intérêts et de leurs besoins.
Un projet réaliste d’indépendance et mobilisateur des masses, des jeunes, des femmes, des travailleurs organisés, doit être conçu comme un pouvoir à exercer, dès maintenant, dans l’élaboration par les intéressés d’un modèle de société capable d’intégrer nos revendications nationales et sociales, en s’appuyant sur la seule force qui nous appartienne et que nous pouvons, par conséquent, contrôler, orienter et organiser selon nos priorités : notre travail.
C’est dans cette perspective, que la Société Saint-Jean-Baptiste s’engagera totalement dans la bataille du référendum, considérant que ce premier OUI au Québec est le pas irréversible que nous devons franchir pour nous engager le plus tôt possible sur la voie de l’indépendance, vers une société dans laquelle nous aurons du plaisir à être Québécois.
Andrée Ferretti