D’ardeur et de modération : une éducation humaniste? - Antoine Pageau St-Hilaire

Lors de sa fondation, en janvier dernier, Génération Nationale s’engageait à défendre une éducation dite « classique ». Qu’on la dise « classique », « humaniste » ou « libérale », cette éducation renvoie généralement à une étude sérieuse de l’homme sous toutes ses coutures, une éducation empreinte d’une vaste culture générale et qui, pourrait-on dire, tâche d’élever l’homme à son humanité la plus haute. Cette éducation s’est toujours appuyée sur une discussion intelligente des grandes œuvres de l’humanité et repose sur une tradition culturelle qui irrigue depuis des siècles notre civilisation. J’essaierai ici de discuter quelques éléments de cette éducation à la lumière de deux textes et de ma propre expérience. J’insiste : il ne s’agit pas ici d’affirmer dogmatiquement un projet éducatif dont je proposerais ici la mise en œuvre politique la plus efficace qui soit. Simplement, je discuterai et essayerai avec vous ce qui m’est apparu être, au fil de nombreuses lectures et discussions autant académiques qu’amicales, une sorte de philosophie de l’éducation.

Lire et discuter

Mes premières expériences sérieuses d’éducation ont débuté, comme celles de bien d’autres j’en suis sûr, au Cégep. Chanceux ou malchanceux – c’est selon, je suis tombé en amour avec la philosophie. Lors du troisième et dernier cours de philo du cursus collégial, mon professeur avait proposé aux intéressés de former un groupe de discussion autour de quelques livres. La formule était simple et m’apparaissait plaisante : chacun faisait sa lecture et tout le monde se rencontrait à la fin de la semaine pour en discuter autour d’une table, le tout supervisé par un ou deux professeurs. J’ai donc participé, avec une quinzaine d’élèves et deux professeurs, à un cercle de discussion. Ce fut d’abord Les Mille et une nuits, puis ce fut le Décaméron de Boccace. Le groupe continua à l’hiver où nous avons lu quelques Vies de Plutarque, quelques pièces de Shakespeare et le Banquet de Xénophon. Cette année fut mémorable. Nous découvrions, tous ensemble, à chaque vendredi, des trésors absolument fascinants dans ces grands textes de littérature, d’histoire, de philosophie. Au terme de cette première année de dialogues, nous avons lu et discuté un autre texte, cette fois un peu différent. Il n’était pas exactement reconnu comme un classique. C’était un discours que Leo Strauss, professeur américain de science politique, avait adressé en 1959 à Harvard, à des finissants du « Basic Program of Liberal Education for Adults ». Ce très court texte, intitulé Qu’est-ce que l’éducation libérale?, m’avait carrément foudroyé. C’était probablement là ma première expérience de réflexivité profonde. Pour la première fois, je réfléchissait autant sur ce qui avait été mon expérience éducative depuis près d’un an. Strauss mettait les mots sur cette expérience, il me permettait de comprendre un peu mieux ce que je vivais lorsque j’apprenais dans ces groupes de discussion.

Nos discussions se poursuivirent durant l’été. Nous lisions Eschyle, Sophocle, Hobbes, Platon. J’étudiai l’année suivante au Certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidental, ce cours qui est le seul équivalent aux « Great Books Programs » dans le monde francophone. En séminaires dirigés par des professeurs de philosophie, nous y étudions avec le plus grand sérieux les classiques de la science, de l’histoire, de littérature, de la philosophie, de la religion et de la politique. Nous côtoyions à chaque semaine Platon, Homère, Jane Austen, Aristote, Euclide, Darwin, Shakespeare, Tocqueville, Saint Augustin, Rousseau et j’en passe. Ce fut certainement la plus belle année de ma vie. Elle forgea en moi deux certitudes. Premièrement, jamais je n’ai eu l’impression d’apprendre autant qu’en lisant les grandes œuvres et en partageant mon expérience de ces lectures avec d’autres. Et deuxièmement, jamais je ne cesserai de vivre avec les livres et de bons copains avec qui découvrir les trésors qu’ils recèlent. C’est là ce qui fut et encore ce qui constitue selon moi le cadre d’une éducation humaniste.

Nous débutons ce mois-ci ce qui est pour moi ma quatrième année d’éducation. Nous discuterons encore cette année, élèves, professeurs et amis, quelques livres incroyables. Dans les dernières années, nous avons beaucoup lu – mais pas assez, évidemment – un auteur qui m’a particulièrement fasciné et qui continue de me fasciner à chaque page. Ceux qui me connaissent un peu me voient venir : je veux parler de Platon. Je sais que ça semble extraordinairement cliché de la part d’un étudiant en philosophie de parler de Platon. Mais je suis de ces quelques étranges qui ont la profonde conviction que Platon nous parle encore aujourd’hui et qu’il nous parlera toujours. Je suis parmi ces quelques fous qui croient, d’autant plus, que c’est un de ceux qui nous parle le mieux. Rousseau dit dans l’Émile que la République de Platon n’est pas tant une affaire de politique que d’éducation. Je ferai mienne cette phrase en tâchant de vous montrer ce que j’ai cru comprendre d’un autre dialogue « politique » de Platon. Je terminerai en discutant un peu autour du discours susmentionné.

Devenir humains

Partons d’un constat simple mais bouleversant : on dit parfois de l’homme qu’il est à certains moments « inhumain ». La formule ne semble-t-elle pas paradoxale? Pourtant, nombre d’entre nous l’avons employée à maintes reprises. Le terme « inhumain » s’oppose forcément à quelque chose de typiquement « humain ». Or, il semble qu’il en aille ainsi de la condition humaine que les hommes soient « inhumains », ou capables d’« inhumanité ». Le langage ordinaire révèle ici quelque chose de fondamental : tout ce qui se manifeste chez les hommes n’est pas forcément humain. Il n’en va pas de l’humanité comme de la simple participation à une espèce biologique; l’humanité n’est pas tout à fait analogue à ce que pourrait être la « chevalité ». Il semble exister une idée de l’humanité à laquelle on se réfère comme à un étalon de mesure – une sorte de « nature humaine » ou une « mesure de l’homme ». Cela signifie en quelque sorte que notre humanité n’est pas garantie. Elle est plutôt à accomplir, à réaliser. Plutarque disait que la « nature sans éducation est aveugle ». L’éducation humaniste prétend, à mon sens, nous aider à devenir humains.

Il semble donc inévitable, si l’on veut réfléchir sur l’éducation, de réfléchir sur l’homme. Cette préoccupation est au cœur de l’œuvre de Platon. Je vous parlerai ici un peu de son Politique, dialogue qui traite d’une belle manière de la question de l’humanité de l’homme et de l’éducation que cette dernière demande. Que peut-on comprendre de cet écrit? Je ne pourrai ici qu’humblement faire des suggestions, me contenter de quelques intuitions, certes insuffisantes pour une compréhension totale du dialogue, mais peut-être satisfaisantes pour le propos que je me donne ici.

La question du dialogue est une question probablement inépuisable : « Qu’est-ce que le politique? » Au cours de son questionnement, l’Étranger choisit d’utiliser un moment une voie différente que la discussion intelligente pour parvenir à une saine compréhension du politique. En employant un mythe, l’interlocuteur principal du Politique se fait poète. La poésie de l’Étranger réfléchit sur la condition politique de l’homme. Il reprend les grands mythes grecs et les tourne à sa manière afin de nous faire comprendre quelque chose d’autres. Le mythe oppose à l’âge de Zeus – notre âge, si l’on veut – l’âge de Kronos, une sorte d’âge d’Or où le Dieu s’occupait des hommes et où la nature foisonnait. Dans l’abondance et sous la direction divine, les hommes n’étaient pas des êtres politiques. L’âge de Zeus est celui où le Dieu a abandonné la barre de l’univers, où l’homme est laissé à lui-même dans une nature où la rareté se fait sentir. La condition politique de l’homme coïncide avec son incomplétude. Le mythe de l’âge de Kronos essaie de nous dire, entre autres, que l’homme est politique dans la mesure où il n’est pas divin. Mais force est aussi d’admettre que la nature politique de l’homme le distingue des autres bêtes. Je ne serais pas surpris qu’Aristote pensait au Politique lorsqu’il a écrit que l’homme, s’il n’était pas par nature un animal politique, serait une bête ou un dieu. L’homme semble être un animal énigmatique puisqu’il est entre les bêtes et les dieux, une créature qui participe de l’âme, de l’intelligence, de la conscience, mais aussi de la corporalité et des instincts les plus biologiques.

Vers la fin du dialogue, l’Étranger dit à son interlocuteur que le bon politique est celui qui parvient à tisser la cité. Il s’agit, dans les faits, d’harmoniser deux types d’hommes vertueux qui, s’ils s’opposent l’un à l’autre, déchireront la communauté politique. Les courageux et les modérés s’opposent les uns les autres. Si Rousseau peut dire que la préoccupation de la République est l’éducation plus que la politique, il me semble que cela tienne surtout à cette analogie bien particulière que Platon met dans la bouche de Socrate au début de cette œuvre : représenter la cité est une manière de grossir l’âme humaine et ainsi d’en faire une meilleure archéologie. Si le politique ressemble au philosophe, c’est en quelque sorte de la même manière que la cité et l’âme se ressemblent. Dans le Politique, l’Étranger est un philosophe. Il est donc en quelque sorte un politique. Ce n’est pas sans raison qu’il dit lui-même que le politique mérite ce nom même s’il ne gouverne pas de cité : L’Étranger semble harmoniser l’âme de son interlocuteur, il tâche de tisser à son courage ou son ardeur la modération qui lui sied. Pourquoi l’ardeur et la tempérance? Il faut ici, à mon avis, considérer sérieusement la possibilité que la tempérance soit le propre du divin et l’ardeur, le propre des bêtes. Au périlleux équilibre de l’ardeur et de la modération semble se trouver cette fragile humanité à laquelle Platon tâche de nous faire parvenir, comme l’Étranger d’Élée le fait avec Socrate le Jeune. Le Politique serait donc pour nous le politique de notre âme. L’ultime but du dialogue est en fait de « devenir meilleurs dialecticiens ». La dialectique est le dialogue intelligent, l’éducation socratique. Elle est celle de Platon aussi dans la mesure où nous nous y frottons. Lire Platon, l’interroger, c’est rendre vivant le dialogue, c’est essayer d’opérer sur nous l’action que son argument opère à l’intérieur même du texte. Discuter Platon, c’est en un sens essayer de devenir hommes, d’atteindre notre humanité.

D’ardeur et de modération

Mais il n’en va pas ainsi seulement de la discussion de Platon puisqu’il y eut bien d’autres génies après lui. L’éducation humaniste telle que je la comprends, ou l’éducation libérale telle que la comprend Leo Strauss, exige un effort sérieux que nous devons consacrer à la compréhension des grandes textes du savoir humain. L’effort que demande de déployer l’étude des grandes œuvres est certes titanesque. Mais cette étude a pour conditions, dirais-je, deux efforts qui peuvent sembler moindres mais qui me semblent être à part entière éducatifs.

Le premier est un travail d’ardeur. Je ne veux pas parler de l’ardeur au travail. Je tente de pointer vers cette idée que les grecs appelaient andreia. Ma pauvre traduction « ardeur » ou « ardeur virile » ne rend pas aussi bien l’esprit du mot que la traduction anglaise « manliness », qui recoupe si vous voulez une idée d’hardiesse, d’audace ou d’effronterie. En ces siècles démocratiques qui sont les nôtres, l’idée d’une éducation humaniste telle que je la suggère est un sacrilège. Reconnaître qu’il existe de grands auteurs, de grands hommes et de grandes œuvres est à première vue une entrave au subjectivisme, une dérogation au relativisme ambiant. La simple idée de grandeur est en quelque sorte un péché contre la démocratie puisqu’elle présuppose la possibilité d’une inégalité naturelle parmi les hommes. Cette simple possibilité est un blasphème pour nos âmes démocratiques. L’affirmer, et, de surcroît, la proposer comme un terrain fertile pour une éducation à notre humanité, est une véritable effronterie. Elle demande une audace, un courage indéniable.

Mais reconnaître la possibilité d’une telle éducation, aussi audacieuse qu’elle puisse nous paraître, c’est aussi reconnaître nos limites. Consentir à ce que Shakespeare et Rousseau soient plus brillants que sa propre personne, c’est en un sens s’infliger une saine leçon d’humilité. Se souvenir que nous ne sommes pas tous des Mozart, c’est une façon de modérer nos ardeurs. Reconnaître la grandeur des grands, c’est savoir accepter notre inconstance, nos imperfections, la petitesse qui est souvent la nôtre. Je ne pourrai jamais oublier ce bon mot de Strauss selon lequel nous ne pouvons probablement pas être des philosophes, mais peut-être des « philosophiles », des amoureux des philosophes.

L’éducation libérale est double : elle exige hardiesse et humilité. En mouvement entre le courage et la modération, l’esprit qui chemine dans cette éducation âpre et délicieuse tâche d’atteindre la juste mesure de son humanité, l’équilibre périlleux qui fait de nous des créatures si fascinantes. Élever notre intelligence autant qu’on le peut en se souvenant que nous sommes de chair, se rappeler notre humble condition sans oublier que quelque chose en nous dépasse notre corps, voilà peut-être les premiers pas d’une longue route vers ce que nous sommes. Peut-être est-ce là le point de départ d’une éducation humaniste, celle qui apprend à nous connaître un peu plus pour mieux nous réaliser.