LE DEVOIR DE PHILO - Bernie Sanders ou le populisme imparfait

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

 

Les dernières primaires l’ont confirmé : Hillary Clinton détient désormais une avance insurmontable au sein du Parti démocrate et sera la prochaine candidate à la présidence des États-Unis à représenter le parti de l’âne. Cela n’empêche pas les démocrates d’être désormais foncièrement divisés, ébranlés par la candidature du sénateur du Vermont, Bernie Sanders. Révélation de cette campagne, Sanders peut en être considéré comme le véritable gagnant. On ignore pour l’instant si la vague se mutera en phénomène durable ou si elle s’estompera. Une bonne partie de la réponse se trouvera dans ce que Clinton fera de cette nouvelle mobilisation sociale, au-delà de la récupération à des fins électorales.

 

L’actuel « moment » Sanders n’en demeure pas moins atypique. Plusieurs décennies après le maccarthysme, voilà qu’un aspirant sérieux à la présidence américaine se réclame du socialisme. Sanders a réussi à sortir une telle posture politique de la marginalité. Christopher Lasch (1932-1994), grand contributeur à la vie intellectuelle américaine au XXIe siècle et fin analyste de ce que nous pourrions qualifier de déclin de l’empire américain, a su jeter un éclairage brillant sur la société américaine. À la lecture de l’oeuvre de Lasch, il nous est possible de décoder comment le sociologue, décédé en 1994, aurait perçu l’ascension électorale de Sanders. Nous pouvons aisément percevoir qu’il jugerait avec tiédeur la défense du peuple à laquelle se livre Bernie Sanders.

 

Le « socialisme » de Sanders

 

On évitera de discuter de l’étiquette de « socialiste » que s’autoattribue Sanders, laquelle est sujette à débat, pour plutôt parler de son message et de ses propositions. Couverture de santé universelle, fiscalité progressive, bas frais de scolarité : c’est là un programme bien peu révolutionnaire aux yeux de l’observateur québécois, qui bénéficie déjà de tels services. Sanders a d’ailleurs déjà, lors d’une entrevue, avoué ses inspirations péquistes. Un tel programme, qui contribue à l’établissement d’une société décente, où chacun peut conserver sa dignité fondamentale, ne pourrait que réjouir Christopher Lasch.

 

Aux États-Unis, les 10 % les plus riches contrôlent plus de 70 % de la richesse, tandis que, selon l’agence Associated Press, 80 % de la population américaine vit dans une situation précaire, c’est-à-dire pauvre ou en voie de le devenir. Le libre-échange, que ses partisans confondent avec la — nécessaire — ouverture au commerce, y est pour beaucoup. Il aura bien souvent eu chômage, délocalisations, misère et désindustrialisation en guise de résultats. Cela n’est pas particulièrement récent et avait déjà commencé avec l’ALENA, alors que les industries du sud des États-Unis avaient rapidement délocalisé leurs activités vers le Mexique. Sanders propose de rompre avec ce dogme, s’opposant résolument au Partenariat transpacifique. C’est cette prise de position qui, de manière totalement inattendue, lui aura permis de remporter la primaire du Michigan, un État cruellement touché par la désindustrialisation et jadis centre de mobilisation ouvrière.

 

À l’ère du capitalisme financiarisé, débridé et spéculatif, où une transaction de plusieurs milliards de dollars se règle en un clic sur Internet, où des milliers d’emplois peuvent être jetés aux orties en une saute d’humeur des responsables de grands fonds actionnariaux, Sanders propose quant à lui d’imposer des limites à la puissance des institutions financières. La réalité est troublante : trois des quatre banques ayant été sauvées de la faillite par l’État américain lors de la crise de 2007-2008 sont aujourd’hui plus imposantes qu’elles ne l’étaient à l’époque. La faillite de ces institutions entraînerait automatiquement la chute de l’économie mondiale. Sanders souhaite ainsi s’assurer autant que possible que l’échec annoncé des délires d’une minorité n’ait pas de répercussions sur les populations du monde entier. Le gros bon sens, en somme.

 

Il paraît au passage difficile de concevoir que les partisans de Sanders se reporteront sur Hillary Clinton lors de l’élection présidentielle. Soutenue financièrement par Wall Street et défendant en échange intégralement le programme de celle-ci, Clinton incarne comme nulle autre la classe dominante. Le richissime Michael Bloomberg aura d’ailleurs attendu d’avoir l’assurance morale qu’elle était bien la candidate désignée avant de renoncer à briguer la présidence à titre d’indépendant. Aurait-elle perdu la course à la nomination qu’il aurait sans doute été la carte jouée par les intérêts financiers et bancaires. Si les requins se mangent parfois entre eux, ils se découvrent aussi un sens inusité de la solidarité quand le système est menacé.

 

Christopher Lasch l’écrivait peu avant sa mort dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie (publié de façon posthume en 1995) : « Il fut un temps où ce qui était censé menacer l’ordre social et les traditions civilisatrices de la culture occidentale, c’était la Révolte des masses. De nos jours, cependant, il semble bien que la principale menace provienne non des masses, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. » À la lumière d’une telle constatation, Lasch saluerait sans aucun doute les positions courageuses de Sanders, ainsi que sa défense décomplexée des laissés-pour-compte et des « gens ordinaires », pour reprendre la belle expression de George Orwell.

 

Le problème fondamental du progressisme

 

Pourtant, cet électorat populaire ne constitue pas la seule base sur laquelle s’appuie Sanders ; celle-ci se compose aussi d’agitateurs classés à gauche, sévissant principalement sur les campus universitaires. Ces militants, s’ils se réclament d’un peuple imaginaire et fantasmé, ont au final un mépris à peine voilé pour le peuple réel. Ce dernier, se sentant menacé, observe le système économique détruire une à une les structures communes qui lui sont chères et se campe dès lors sur celles qu’il estime les plus proches de lui, les plus ardues à écraser : valeurs morales, famille, village, nation, etc. Cette foi dans certains des repères protecteurs, pointée du doigt comme étant rétrograde et réactionnaire, est aujourd’hui le principal objet des moqueries et la cible de cette « gauche ». En fait, elle contribue comme nulle autre au déploiement du capitalisme qu’elle prétend combattre. Comme la haute finance, la « gauche » exècre aujourd’hui les frontières nationales. Elle représente à la fois, pour le capitalisme débridé, une caution idéologique et une posture esthétique. Pour elle, les valeurs morales ne sauraient s’inscrire dans le politique, leur prescrivant ce que la droite veut faire des entreprises : la privatisation. L’idéologie progressiste, par son relativisme moral et culturel, par son adversité fondamentale à l’égard d’une conception publique et commune du bon, du bien et du juste, prône un monde fondé sur l’affirmation radicale des individualités de tous contre tous.

 

Depuis que cette « gauche » a renoncé au socialisme, il ne lui reste que ses multiples combats de substitution, tous liés au prétendu refus des discriminations, appliquant dès lors la grille d’analyse de la lutte des classes, à laquelle elle renonçait, à tous les rapports sociaux… sauf aux classes. Le peuple n’est plus à libérer du système économique, c’est la minorité qui serait à libérer de la majorité : les toilettes pour transgenres et la légalisation de la marijuana devenant les grands combats de la « gauche » contemporaine. Les grands intérêts économiques s’en lèchent les doigts, pouvant désormais aisément remplacer la morale des gens ordinaires par le règne de la croissance économique : cette « gauche » leur fournit une splendide contribution au grand rêve de la société de consommation sans limites, devant libérer radicalement l’individu pour que puisse régner pleinement le « je, me, moi ». C’est là que la rébellion devient un produit de consommation à la mode, Che Guevara se mutant en icône de la contre-culture que s’arrachent les adolescents. On comprend dès lors le philosophe français Jean-Claude Michéa de voir dans la gauche le stade suprême du capitalisme…

 

Si cela semble aujourd’hui atteindre des proportions caricaturales, la chose n’est pourtant pas entièrement nouvelle. Dans La culture du narcissisme, Lasch voyait dans les militants radicaux de la décennie 1960 la manifestation fondamentale d’un individualisme narcissique pathologique. Les différentes mouvances de « croissance personnelle » ont su leur succéder fidèlement en cette matière, au cours de la décennie suivante. Ce sont ces idéaux qui se développeront et augmenteront continuellement leur nombre d’adhérents pour se fondre aujourd’hui dans un « progressisme » cachant sa haine d’un peuple « trop arriéré », « trop homogène » et « trop patriarcal », le tout sous le masque de l’antipopulisme. Et cette gauche de se demander désormais« pourquoi les pauvres votent à droite », pour citer le titre en français d’un ouvrage du journaliste et essayiste Thomas Frank… C’est d’ailleurs devant une telle déconnexion de la gauche quant au peuple que Lasch a pu constater, pour s’en désoler, la montée d’un efficace populisme — malheureusement — néolibéral au cours des années 1980. Un populisme « droitier » dont la rhétorique stimule le patriotisme, collectif dans son essence, tout en prônant paradoxalement, par ses politiques de destruction des liens de solidarité, l’émancipation complète de l’individu par rapport à sa patrie.

 

L’avenir du populisme américain

 

En 1991, dans son oeuvre magistrale Le seul et vrai paradis, Lasch écrivait qu’un« populisme pour le XXe siècle ne ressemblerait en rien à la nouvelle droite, ni ne serait, d’ailleurs, le calque des mouvements populistes du passé ». Mais il pourrait puiser une grande partie de son inspiration morale dans la mobilisation populaire d’hier, et « plus généralement dans la vaste critique du progrès, de la rationalité et de l’ambition illimitée qu’élaborèrent des moralistes dont les perceptions se voyaient influencées par la vision du monde des producteurs ». Bernie Sanders ne correspondrait dès lors aux attentes de Lasch que très partiellement ; le sénateur du Vermont étant foncièrement incapable de percevoir que le socialisme véritable implique nécessairement, pour être pleinement cohérent, un certain conservatisme qui relève du « bon sens populaire » (la « common decency » d’Orwell). Or, la justice et la décence que Sanders souhaite sincèrement pour son pays sont impensables sans ce même bon sens populaire.

 

La défaite de Sanders laissera néanmoins dans le deuil de nombreux orphelins politiques — pour reprendre le nouveau terme à la mode dans certains cercles mondains. C’est Donald Trump qui pourrait bien en profiter, pointant lui aussi résolument les effets pervers du libre-échange intégral et incarnant, à l’instar de Sanders, un phénomène de rupture populiste quant au politiquement correct. Le vrai clivage, aujourd’hui, est celui qui oppose l’intérêt populaire à l’« élite » en place, laquelle se veut creusement « citoyenne du monde » pour son unique profit. Il est bien dommage que ce soit par un personnage tel que Donald Trump que cette vérité se rende à nous.

 

Simon-Pierre Savard-Tremblay

Via Le Devoir