Le philosophe québécois nous fait comprendre que la défense des droits particularistes peut être un instrument de dissolution de la société.
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Le couperet est tombé en mai. Devant la pression de l’opposition et de la société civile, le gouvernement du Parti libéral du Québec a retiré de grands pans du projet de loi 59 visant à interdire les discours haineux, notamment les discours dits islamophobes. Deux ans après l’épisode de la charte des valeurs québécoises, est-ce à dire que le débat sur la laïcité et sur la neutralité religieuse de l’État est clos ? Rien n’est moins sûr, car le projet de loi 59 a un jumeau un peu plus discret mais non moins déterminant : le projet de loi 62 sur la neutralité religieuse et les demandes d’accommodements religieux. Celui-ci ranime le débat sur la neutralité religieuse de l’État en permettant le port de signes religieux chez les employés de la fonction publique.
À n’en point douter, s’il eût encore été des nôtres, le sociologue et philosophe québécois Michel Freitag (1935-2009) se serait invité à un tel débat. Écrivain prolifique aux multiples facettes, grand penseur de la postmodernité et du capitalisme, il est le fondateur d’une théorie générale du symbolique et de la société, longuement déclinée, entre autres, dans une série de volumes intitulée Dialectique et société. Sans doute, encore, peut-on trouver ses pages les plus percutantes dans L’abîme de la liberté (Liber, 2011), un ouvrage posthume critiquant le libéralisme et identifiant une liberté moderne qui enferme l’individu en lui-même.
Le système et l’illusion de la liberté libérale
Pour bien saisir la pensée de Freitag, il faut d’abord comprendre que la représentation dominante de la liberté, la liberté libérale, est une forme d’illusion colportée par le système, soit une galaxie d’organisations interconnectées informatiquement, lesquelles gèrent le quotidien des gens à un niveau d’abstraction tel que ce même système paraît invisible. Il n’y a guère qu’un idéal qui anime le système : la fonctionnalité ou, en d’autres termes, l’automatisme. Le système tend à réorganiser les rapports sociaux en les agençant sous forme de réseaux, où l’humain revient en quelque sorte à l’animalité en se constituant comme une sorte de « machine désirante », conformément à l’expression des philosophes postmodernistes Gilles Deleuze et Félix Guattari. Le système fonctionne lui aussi comme une machine, là où son idéal est de fonctionner, avec le moins de heurts possible, le moins de friction possible, jusqu’à s’affranchir de ceux qui l’ont conçu, à la manière d’une intelligence artificielle qui deviendrait autonome.
Le droit libéral et le libre marché sont de bons exemples de la dynamique systémique qui est à l’oeuvre. Bien que le droit et le libre marché soient des inventions humaines, leur pouvoir est aujourd’hui tellement diffus qu’aucun État ni aucun peuple ne peuvent substantiellement infléchir leur fonctionnement. Le stade ultime de l’économie comme système est sans doute la financiarisation de l’économie. En la matière, le système boursier incarne une forme de « jeu psychologique » où la finalité est l’appât du gain et où se jouent nos économies personnelles, nos retraites, les transferts de capitaux entre firmes d’un pays à l’autre et les emplois qui en dépendent.
Les États occidentaux tendent eux aussi à s’ériger en système. Ils se font gestionnaires des « vraies affaires », soit d’une gestion dite rationnelle prônant le pragmatisme et l’idéal de la fonctionnalité. C’est ainsi que l’État libéral se veut un État axiologiquement neutre. Pour le dire à la manière du philosophe Jean-Claude Michéa, ce type d’État en est un « qui ne pense pas », qui intègre en lui-même le moins de valeurs et d’idéaux possible. L’État axiologiquement neutre reconnaît donc toutes les valeurs et tous les modes de vie, car il n’en embrasse aucun. Cela revient à dire que c’est une organisation qui est philosophiquement neutre et qui impose un taux d’imposition existentielle le plus bas possible. Philosophiquement neutre, il ne délibère plus sur le bien ou le mal. Il ne délibère que sur le juste, de par une vision mécanique d’un équilibre fonctionnel et pragmatique des rapports sociaux. Par nature, l’État axiologiquement neutre tend à délaisser le politique et à céder les conflits de valeurs et d’intérêts au droit libéral, véritable « gouvernement des juges », selon l’expression consacrée.
Libertés concurrentes et droit à la différence
Le droit libéral, tout comme l’État libéral, est lui aussi philosophiquement neutre. En se donnant pour seule maxime d’arbitrage la nécessité de ne pas nuire à autrui, le droit libéral se trouve rapidement aux prises avec des libertés concurrentes. Le gouvernement des juges en vient à devoir arbitrer les causes d’une pléthore de victimes autoproclamées englobant, comme le dit Freitag, « virtuellement n’importe quel particularisme individuel ou communautaire pouvant faire l’objet d’une quelconque discrimination ». S’ensuit paradoxalement, malgré le fait que le libéralisme se doit d’être philosophiquement neutre, un fort climat de conformisme moral où le politiquement correct prend la forme d’une vérité dogmatique purement moraliste et non plus éthique.
La pensée dissidente est ainsi disqualifiée, ce qui mine la capacité d’une société d’agir collectivement. Pour le dire plus crûment, la défense des droits particularistes devient littéralement ici un instrument de dissolution de la société. À la manière de la financiarisation de l’économie, les rapports sociaux tendent donc à s’agencer de plus en plus tel un réseau d’intérêts concurrents perpétuellement recomposables. Le droit libéral et sa tendance inhérente à la revendication des droits pose aussi un autre problème de taille : celui des libertés concurrentes. Cette problématique est aisément identifiable dans le défunt projet de loi 59 qui visait l’interdiction des discours haineux, là où l’on plaçait en concurrence directe le droit à la liberté d’expression et le droit à la religion et à la non-discrimination.
En plus des libertés concurrentes, et comme le souligne Freitag à propos des différentes controverses relatives au port du voile islamique, il n’est pas aisé de savoir à qui on pourrait attribuer le droit au port de ce dernier. Dans le cas du projet de loi 62 permettant aux fonctionnaires de porter le tchador dans l’exercice de leurs fonctions, par exemple, ce droit sanctionne-t-il la volonté du mari voulant sa femme voilée, le droit d’une communauté particulière à contrôler et à sanctionner ses membres, ou véritablement le droit de la femme à disposer de son corps comme elle l’entend ? Pour ceux qui pourraient penser que cette question n’est que théorique, lorsqu’on entend sur le sujet les propos récents de Fatima Houda-Pepin, ancienne députée libérale, on comprend alors que cette question prend véritablement une dimension très pratique. Précisément en ce qui a trait au port du tchador dans certaines communautés.
Sagesse pratique et présence de la tradition
Les conditions actuelles d’une ouverture accrue du monde au système recoupant « une interpénétration plus physique que morale des civilisations » exigera une forme de responsabilité individuelle et collective en la matière. La déconstruction de la tradition et des normes au nom des multiples discriminations qu’elles engendreraient aux diverses minorités doit elle aussi se soumettre à la critique. En d’autres termes, le progrès humain ne doit pas se faire seulement en critiquant les normes issues de l’héritage de la tradition. Il doit se faire aussi en réhabilitant certains aspects de cette dernière qui ne sont pas seulement purement arbitraires, mais qui recoupent aussi une certaine sagesse pratique rendant le monde humain habitable. Sans quoi, la dynamique engendrée par les libertés et les droits concurrents risque bien de devenir une nouvelle lutte de tous contre tous, avec pour seule restriction qu’elle passe par des procédures judiciaires.
Qu’il soit clair qu’il n’y a pas de droits individuels possibles sans reconnaissance des devoirs liés à l’appartenance collective. Évidemment, pour Freitag, l’inverse est aussi vrai, là où« toute culture, qui est interprétation du monde, doit aussi interpréter le monde des autres cultures dont la rencontre s’impose à elle, pour pouvoir exiger elle-même d’être reconnue et respectée dans une orientation universalisante et non dans un esprit d’antagonisme ; son refus de le faire, sa fermeture sur soi, sur ses valeurs et ses certitudes immédiates, implique pour elle comme pour l’individu singulier, l’abandon du droit réciproque à la reconnaissance ».
Mais, pour cela, la rationalité critique et la seule interaction par des procédures judiciaires ne suffisent pas. En effet, ces éléments d’interaction sont incapables de déterminer à eux seuls l’ensemble des conditions normatives de l’ordre social. Certes, la raison doit jouer un rôle d’orientation en la matière, « comme le fait l’étoile polaire pour le navigateur dont elle ne détermine pas le cours ». La destination finale de la société est à trouver dans la sagesse pratique issue de la tradition ainsi que dans le politique comme catalyseur. Pour éviter que le pouvoir de l’État se réduise à une gestion pragmatique et désincarnée du social, « l’exercice politique ou simplement public de la raison exige une présence de la tradition pour ne pas tourner à vide ».
De la liberté à la responsabilité
Nous l’avons dit plus haut : la circulation plus physique que morale des personnes d’un espace civilisationnel à l’autre impose un nouveau principe de responsabilité pour garder notre monde viable et vivable. Bien qu’en Occident on reconnaisse à la liberté individuelle une valeur transcendantale, celle-ci s’avère largement insuffisante pour faire face aux défis écologiques et sociaux que nous impose le système. Pour être abordés sérieusement, ces défis qui nous sont posés « exigeront une forte capacité d’exercer une contrainte juste et raisonnable ». Pour le dire autrement, l’État ne pourra plus être philosophiquement neutre et ne délibérer qu’au gré d’un pragmatisme désincarné. Il faudra consentir à un retour du politique qui aura pour tâche de hiérarchiser les valeurs de manière à aménager une nouvelle hiérarchisation principielle des droits.
Cela impose, dans le cas qui nous intéresse, un effacement graduel du « positivisme religieux », soit de la fixation extérieure de la croyance dans des injonctions vestimentaires, alimentaires, comportementales, etc. En la matière, par exemple, on peut citer le relatif succès de l’Inde à interdire « légalement toute manifestation formelle de la division des castes dans la vie et l’espace public ». En ce sens, l’affirmation identitaire et religieuse suppose un travail d’intériorisation pour acquérir une légitimité renouvelée, une sorte de décence universelle nécessaire en la matière, sans non plus y voir strictement un consentement anticipé à sa disparition.
Oui, nous sommes en situation de crise civilisationnelle, et même si l’Occident est le principal responsable « matériellement et spirituellement » de la crise actuelle, il n’en est pas le seul. Mais le travail de l’Occident sur lui-même doit dépasser la fatigue civilisationnelle, corollaire de notre mauvaise conscience justifiant la gouvernance désincarnée et philosophiquement neutre du libéralisme systémique. À n’en point douter, pour que notre quête civilisationnelle, qui est aussi celle de l’humanité de demain, ne se perde pas dans les interstices du système, elle devra nécessairement se faire sous l’aune du principe de responsabilité. À la manière du concept environnemental de développement durable aujourd’hui communément accepté, le principe de responsabilité devra, lui aussi, coïncider avec la vision d’une liberté durable comme siège d’une nouvelle écologie humaine.
Mathieu Pelletier