La ministre Stéphanie Vallée fait encore une fois face à la critique avec son projet de loi 62 dit de « neutralité religieuse ». Le gouvernement libéral a l’honnêteté (ce qui ne lui arrive pas souvent…) de ne pas insérer le mot « laïcité » dans le projet de loi. On aurait tort de s’en offusquer, cette coquille vide ne contient rien, ou si peu, qui puisse s’approcher d’une quelconque définition de ce qu’est la laïcité. Le PLQ pourra au moins se targuer d’avoir légiféré, surtout après le fiasco du projet de loi sur le discours haineux l’an dernier. Ce dernier, qui n’a que trop peu fait parler de lui, n’en était pas moins extrêmement dangereux pour une société qui se prétend libre. Le « discours haineux » y était appelé à être réprimé, sans toutefois que ce concept ne soit défini. S’agit-il de la diffusion de commentaires franchement racistes ou discriminatoires, ou de la moindre petite critique des dogmes d’une religion ? Nul ne le sait, la porte ayant été laissée (délibérément ?) ouverte à l’interprétation. Et on ne le saura jamais, le projet de loi étant (fort heureusement) mort et enterré.
On ne reviendra pas davantage sur cet épisode grossier, mais il faut néanmoins se questionner sur cette idée à l’effet que la critique des religions soit une phobie. Phobie signifie textuellement une « crainte angoissante et injustifiée d’une situation, d’un objet ou de l’accomplissement d’une action » ou une « aversion très vive pour quelqu’un ou peur instinctive de quelque chose ». Le DSM V détaille les différentes caractéristiques pouvant y être associées. Cependant, les étiquettes de « phobies » sont distribuées dans l’espace public à un rythme tel qu’on peut douter que les critères véhiculés par le guide des troubles mentaux soient véritablement observés. On comprend néanmoins la volonté de classer certaines positions sociopolitiques tout autant dans la colonne de l’illégalité que dans celle de l’insanité.
Le terme d’« islamophobie » est de ceux-là. Textuellement, cela signifierait donc une peur irrationnelle, voire maladive, de l’islam.
Si « combattre l’islamophobie » signifie s’opposer au racisme anti-arabe, j’en suis. Cette forme de racisme est à jeter aux orties, autant que toutes les autres d’ailleurs. Tous les Arabes ne sont d’ailleurs pas musulmans, et tous les musulmans ne sont pas Arabes.
S’il s’agit de lutter contre le ridicule préjugé à l’effet que tous les musulmans sont des terroristes, j’applaudis encore une fois. Une éducation de qualité devrait d’ailleurs vaincre une telle étroitesse d’esprit.
Le problème, c’est quand ce mot est employé pour désigner la critique même de l’islam. Or, critiquer l’islam est un droit. L’islam est une religion et la religion est un système de pensée. Les principes de tout système de pensée doivent pouvoir être débattus. J’irais même encore plus loin : il est parfaitement légitime de penser et d’exprimer tout le mal que l’on pense d’une religion en particulier ou de la religion en elle-même. Je ne suis pas du tout antireligieux, étant moi-même croyant, mais je considère que le droit de critiquer l’objet de ma foi est tout aussi fondamental que le mien de la pratiquer.
Un livre pertinent
Je viens justement de lire un livre sur la question. L’Islamophobie (Éditions Dialogue Nord-Sud, 2016) est un collectif franco-québécois dirigé par Jérôme Blanchet-Gravel, d’après une idée d’Éric Debroise. Les collaborations sont diversifiées, et ce, sur deux plans. Si certains auteurs sont plutôt associés à la « droite » (Blanchet-Gravel et Debroise), d’autres proviennent en revanche d’une « gauche » plutôt affirmée (Fourest et Ketelbuters). L’angle d’étude varie également beaucoup d’un texte à l’autre.
En voici quelques courts résumés :
Le livre débute par une préface de Waleed Al-husseini, ancien dissident palestinien, qui revendique son droit à la critique de l’islam et pourfend l’amalgame entre celle-ci et une quelconque forme de racisme. Il s’agit d’un très bon texte pour ouvrir le collectif.
Isabelle Kersimon, journaliste et essayiste, se penche sur les racines multiculturalistes de l’« islamophobie » et sur les mécanismes qui ont favorisé sa diffusion en France.
Claude Simard, professeur retraité de l’Université Laval, signe quant à lui un texte de linguistique, centré sur l’évolution de la signification des termes d’« islamophobie » et d’« islamophobe ». Simard montre que la hausse de l’utilisation du mot est corrélée avec la montée de l’islamisme depuis le 11 septembre 2001, en plus de proposer une nouvelle définition pour les dictionnaires. Il s’agit d’une des contributions les plus complexes du recueil.
Hassan Jamali, professeur au Collège Ahuntsic, fait de la propagation de l’« islamophobie » une arme pour contrer la réforme de l’islam, dont les premières victimes sont les musulmans eux-mêmes, vivant sous des régimes répressifs. Si le présupposé de base du texte est logique, car il va de soi que le blocage de la critique d’un système empêche automatiquement son évolution, la démonstration n’en est pas moins convaincante.
Pour Éric Debroise, consultant en gestion de la diversité, une observation rigoureuse des statistiques canadiennes de diverses sources relativise considérablement l’idée d’une montée généralisée de la haine envers la minorité arabo-musulmane sur notre sol. Un article bien appuyé qui permet d’amoindrir les efforts de culpabilisation des Québécois, bien qu’un seul acte discriminatoire soit, bien entendu, de trop.
L’essayiste et doctorant Jérôme Blanchet-Gravel, qui dirige le collectif, revient quant à lui sur les effets du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la terrifiante Shoah. Si les Occidentaux ont des bonnes raisons d’être marqués par ce summum de l’horreur et de tout faire en leur pouvoir pour que tels événements ne se reproduisent jamais, on peut se demander aujourd’hui à qui profite ce spectre d’instincts totalitaires fondamentalement ancrés dans les consciences populaires…
Caroline Fourest et Fiammetta Venner, essayistes laïques très connues en France, enquêtent quant à elles sur la mobilisation du concept d’islamophobie par les différents intégrismes, dans un texte à vocation internationale mais qui se centre surtout sur le cas français.
Le texte d’Annie-Ève Collin, professeure de philosophie au Collège Ahuntsic, s’inscrit dans la même veine que ce que nous affirmions dans la première partie de cet article, démontrant qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre la croyance au sens large et la croyance religieuse. Dans un tel contexte, vouloir restreindre la remise en question de la croyance religieuse équivaudrait donc à réprimer purement et simplement la liberté d’expression. Est-ce là ce que nous souhaitons véritablement ?
Le blogueur et artiste Renart Léveillé synthétise, quant à lui, les conclusions de tous. L’islamophobie est un mot qui n’est à employer qu’avec parcimonie, et certainement pas abondamment comme le font sans gêne les grands prophètes du politiquement correct contemporain.
Pour clore le livre, le texte de l’essayiste et dramaturge Alaban Ketelbuters table sur les reculs que fait subir l’emploi généralisé du terme d’islamophobie. Tenter d’étouffer le droit de s’en prendre à une idéologie et à ses principes directeurs est une grande menace pour la démocratie.
Qui plus est, comme l’affirme Ketelbuters, l’idée même de parler « des musulmans » comme un tout homogène est foncièrement rétrograde, confondant des citoyens d’origine maghrébine avec une religion. On se demandera dès lors qui sont les vrais discriminateurs, ceux qui critiquent des dogmes idéologiques, ou ceux qui réduisent des individus à leurs croyances.
Simon-Pierre Savard-Tremblay