Il se passe des choses au Canada anglais qu’il vaudrait mieux ne pas ignorer. Même si la monarchie peut nous paraître ringarde, ce qu’elle est à bien des égards, il n’en demeure pas moins que c’est elle qui maintient en place tout l’édifice législatif canadien, le Canada étant une monarchie constitutionnelle. Cette monarchie avec la culture politique qui l’accompagne, ne doit pas faire l’objet de notre sollicitude.
Ces dernières années, le gouvernement britannique a demandé aux pays membres du Commonwealth ayant Élisabeth II pour chef d’État, de bien vouloir modifier leurs règles internes encadrant la succession à leurs trônes respectifs. Le Canada a répondu à l’appel en promulguant en mars dernier une curieuse loi intitulée « Loi d’assentiment aux modifications apportées [par le Parlement britannique] à la loi concernant la succession au trône ». Cela pose plusieurs problèmes que nous exposerons ci-après. Surtout, nous y voyons une occasion en or pour réfléchir, d’abord à la place du Québec au sein du Canada, mais également à la pertinence du projet républicain.
Une équipe formée de juristes chevronnés et de différents constitutionnalistes dont Geneviève Motard et Patrick Taillon de l’Université Laval a annoncé avoir déposé le 6 juin dernier une requête en jugement déclaratoire pour contester la validité constitutionnelle de cette loi. Le gouvernement du Québec a quant à lui refusé de s’impliquer directement dans ce dossier, ce que d’aucuns ont dénoncé vivement. Le professeur Marc Chevrier de l’UQAM, auteur de La République québécoise, s’est notamment étonné que Québec ne fasse pas plus d’effort pour défendre son droit de véto constitutionnel dans cette affaire. Nous abondons dans le même sens.
Voici à présent l’exposé de notre analyse.
Sur le fond
Les changements aux règles de succession sont essentiellement de deux ordres :
- D’abord, permettre aux filles aînées d’hériter du trône même si elles ont un frère plus jeune. Jusqu’ici, la préférence était toujours accordée aux héritiers mâles en vertu du principe de la primogéniture ;
- Deuxième changement : permettre au roi ou à la reine de marier une personne de religion catholique romaine, acte proscrit depuis le début du 18e siècle et la fin du règne des Stuart. Face à de telles propositions, plusieurs au Québec se sont exclamés : « Ah ben, on ne peut pas être contre ça ! » Et effectivement, c’est le signe que la monarchie britannique se modernise.
Mais tout de même, cela mérite un examen plus en profondeur.
Aux yeux d’un monarchiste de religion catholique romaine, ces modifications devraient paraître amplement insuffisantes : pourquoi le monarque anglais ne pourrait-il pas être lui-même un catholique ou une personne d’une autre religion ? Pourquoi faut-il absolument que ce soit un Anglican ? C’est notamment ce que le premier ministre écossais, Alex Salmond, a fait remarquer.
Donc, quand on affirme que sur le fond, il n’y a pas de problème, c’est faux. Même sur le fond, il y a là des enjeux fondamentaux à discuter; et notamment celui de la séparation de l’Église et de l’État, parce que la reine ou le roi d’Angleterre est aussi le chef de l’Église anglicane.
Sur la forme
Mais ce qui pose davantage problème, du moins ici au Québec, c’est la forme; la manière dont ces changements ont apparemment été entérinés au Canada, sans consulter les provinces.
Dans la loi adoptée par la Chambre des Communes et sanctionnée par le gouverneur-général en mars dernier, il est dit que le Parlement canadien, conformément au deuxième paragraphe du préambule du Statut de Westminster de 1931, donne son « assentiment » à la loi britannique sur la modification des règles de succession.
Or, plusieurs questions se posent. Nous en présentons deux.
1. Cette loi a-t-elle un effet en droit interne canadien ?
Depuis le rapatriement de 1982, le Canada est censément un pays indépendant. Il est écrit à l’art. 2 de la Loi britannique de 1982 sur le Canada, qui fait partie de la Constitution canadienne, qu’aucune loi britannique ne s’appliquerait dorénavant au Canada. Corollairement, on peut affirmer que la couronne est divisible et qu’il existe donc un « royaume » et un trône proprement canadiens, distinct du Royaume-Uni, même si c’est la même personne qui l’occupe. Cela, la reine elle-même l’a déjà reconnu lors de son discours d’ouverture de la première séance de la législature du Nunavut à laquelle elle prenait part, où elle s’exprima : « I am proud to be the first member of the Canadian Royal Family to be greeted in Canada’s newest territory. » (Nous soulignons).
Or, à quoi le Parlement du Canada a-t-il donné son assentiment avec sa loi d’ »assentiment » ?
À une loi émanant d’un pays étranger, le Royaume-Uni, et ne s’appliquant qu’à ce pays. Le gouvernement britannique a d’ailleurs précisé dans les notes explicatives accompagnant son projet de loi sur les règles de succession royale au trône britannique que cette loi ne concernerait bien que le trône britannique… Le Parlement canadien aurait donc adopté une loi inutile, le Royaume-Uni n’ayant par ailleurs plus besoin au plan juridique de l’assentiment du Canada pour modifier ses propres règles d’accession et de succession royales, à moins de prétendre à l’existence d’une convention constitutionnelle impériale qui maintiendrait la validité du préambule du Statut de Westminster malgré l’indépendance constitutionnelle des différents pays ayant Élisabeth II comme chef d’État…
Or, le réputé constitutionnaliste Peter Hogg, un Canadien-anglais d’origine néo-zélandaise, semble alléguer l’existence d’une telle convention constitutionnelle impériale liant le Canada et le Royaume-Uni pour ce qui est des règles de succession royale, cela en vertu du Statut de Westminster (1931), lequel précise qu’un simple assentiment du Parlement canadien à une loi britannique de modification est suffisant pour changer les règles de succession en droit canadien.
Mais selon nous c’est là une aberration : car, une fois de plus, depuis 1982, le Canada est censé être devenu un État indépendant du Royaume-Uni, chose consacrée à l’article 2 de la Loi sur le Canada. En quoi le fait que le Parlement canadien offre son assentiment au Parlement anglais devrait produire quelque effet en droit interne canadien ou en droit britannique ? Si le Parlement canadien offrait son « assentiment » à une loi du Lesotho, cela produirait-il un effet en droit canadien ? Et puis, le Lesotho dépendrait-il de cet assentiment du Canada pour procéder ? Il est évident que ce ne serait pas le cas. Le Canada doit adopter ses propres lois pour modifier son propre corpus législatif, comme n’importe quel pays indépendant. Que le Parlement donne son assentiment à une loi étrangère, cela ne veut rien dire.
À n’en point douter, certains, comme Hogg et le gouvernement Harper, continuent de voir le Canada comme un dominion britannique, et non comme un royaume indépendant.
L’on se rappellera que la vision d’un Canada indépendant du Royaume-Uni est une position que défendait au XIXe siècle les Canadiens-français et certains de leurs leaders, comme Henri Bourassa. En revanche, le Canada anglais, véritable repère de loyalistes convaincus, encore plus attachés à l’empire et à la monarchie que les Anglais eux-mêmes, refusait mordicus de se dé-britanniser, réitérant notamment son appui aux guerres impériales anglaises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Or, en 2013, les vieux combats semblent refaire surface, simplement la donne a changé : ce n’est plus la vision d’un Canada britannique versus celle d’un Canada canadien, mais l’idée d’un Canada britanno-canadian versus celle d’une République libre et démocratique pour le Québec.
Pour revenir au thème qui nous occupe, nous sommes donc convaincu que l’indépendance du Canada en 1982 a fait tomber en droit cette convention post-coloniale qui figure dans le préambule du Statut de Westminster, comme le pensent également plusieurs sommités en droit constitutionnel. Si Ottawa entend modifier les règles de succession à la Reine du Canada, Élisabeth II, il doit donc passer par la procédure de modification constitutionnelle telle qu’adoptée par Trudeau, laquelle requiert fort probablement la signature du Québec, comme nous le verrons en deuxième partie.
Bref, et comme le soutient la juriste australienne Anne Twomey, qui s’est prononcée sur la question, la loi C-53 adoptée par le fédéral n’a techniquement pas d’effet en droit canadien. Il va sans dire, cela pourrait engendrer de cocasses situations dans l’avenir : la personne régnant en Angleterre pourrait ne pas être la même que celle ayant hérité du trône canadien, parce que les règles de succession ne sont virtuellement pas les mêmes dans les deux pays.
2. La seconde question à se poser : admettons au contraire que cette loi produit ses effets en droit canadien et touche effectivement aux règles de succession au trône canadien, le fédéral détient-il la compétence constitutionnelle pour modifier ces règles seul ?
Des constitutionnalistes ont parlé. Et selon plusieurs d’entre eux, non, le fédéral n’a pas compétence pour modifier seul ces règles. Plutôt, il nécessitera l’accord des provinces parce que les modifications aux règles de succession sont visées par la procédure de modification de la Constitution. C’est du moins ce qui ressort d’une décision de la Cour supérieure de l’Ontario, maintenue en Cour d’appel : les règles de succession royales ne peuvent être modifiées par une loi ordinaire, puisqu’il s’agit de normes constitutionnelles. Et si les règles de succession royale n’étaient que des normes ordinaires, alors ces normes seraient possiblement attaquables en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, car elles se révèlent nettement discriminatoires : le rôle de Chef d’État n’est réservé qu’aux héritiers d’une famille privilégiée, la famille Windsor, et en plus les non-protestants ne peuvent y accéder ! Le fédéral est donc piégé, à moins que soit retenue la thèse de la convention constitutionnelle impériale, évoquée plus haut.
Décidément, ces règles sont de nature constitutionnelle : c’est d’ailleurs ce que le procureur général du Canada a lui-même prétendu dans l’affaire ontarienne susmentionnée, qui lui a donné raison. La question de la compétence constitutionnelle du Parlement d’Ottawa pour modifier seul ces règles se pose donc. En fait, il se pourrait même qu’Ottawa nécessite l’accord unanime de toutes les provinces, ce qui conférerait au Québec un droit de véto sur cette question, comme le pense le constitutionnaliste Patrick Taillon de l’Université Laval. Philippe Lagassé, de l’Université d’Ottawa, a lui aussi produit un excellent texte sur le sujet. Tout tourne autour de la notion de « charge de la reine » inscrite à l’art. 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 : les règles de succession touchent-elles à cette « charge de la reine » ? Si c’est le cas, la procédure de modification unanime de la constitution, qui requiert l’accord de toutes les provinces, de la Chambre des Communes, du Sénat et du Gouverneur-général, sera effectivement le véhicule approprié. Évidemment, le Québec aurait alors un rapport de force sans précédent pour réclamer des modifications à son statut constitutionnel et, comme on peut se l’imaginer, cela serait susceptible de mettre le feu à la Confédération, un peu comme au temps des conférences du Lac Meech et de Charlottetown.
Et il existe quelques bons arguments pour soutenir cette thèse. L’équivalent anglais de la « charge de la reine » dans la Constitution, c’est l’ »office of the Queen ». Or, au plan étymologique, le terme office, par ailleurs synonyme de charge, dérive du latin « officium », lequel renvoie à une fonction publique transmissible héréditairement. Aussi, le réputé juriste anglais Blackstone écrivait au 18e siècle que l’office et la personne qui en est chargée forment une société unipersonnelle, « a corporation sole », absolument indivisible. Le corollaire d’une charge pour la personne qui en est responsable, c’est l’habilité de cette dernière à l’exercer. Or, dans le cas de la charge royale, ce sont les règles de succession et d’accession qui déterminent la personne qui, parmi les membres de la famille royale, est habile à l’exercer…
Un dangereux précédent
Dans l’hypothèse où il serait reconnu que la Loi fédérale sur les règles de succession au trône est valide et a un effet en droit interne canadien, cela pourrait constituer un dangereux précédent pour le Québec. Parce que cela voudrait dire qu’Ottawa pourra désormais modifier seul certaines règles de droit constitutionnel sans avoir à passer par les provinces. Ce sera notamment le cas pour tous les documents constitutionnels ne faisant pas partie de la constitution dite formelle du Canada, comme les règles de succession royale qui sont contenues pour l’essentiel dans l’Act of Settlement de 1701, mais qui ne sont pas mentionnées dans la définition formelle de la Constitution canadienne édictée au par. 52(2) de la Loi de 1982. Donc, on peut penser que le fédéral pourrait unilatéralement modifier l’Acte de Québec, la Loi sur la Cour suprême (cela a déjà fait l’objet d’une controverse, qui n’est toujours pas résolue) et certains traités, etc.
Le Québec doit donc réagir. Il ne faut pas se laisser berner par le sentiment d’indifférence par rapport à la monarchie, même si c’est tentant.
Il s’avère que la constitution canadienne qui nous a été imposée de force demande cette fois notre accord pour que le monde britannique puisse continuer à jouer à la fée clochette ainsi qu’au star system monarchique. Souvenons-nous que ce beau rêve impérial s’est toutefois fait sur notre dos, sur la mort de la Nouvelle-France, sur la pendaison des Patriotes, sur la subordination de la nation québécoise et sur la mise en tutelle des nations autochtones.
Après le refus cinglant d’Ottawa d’abroger la Loi sur la clarté référendaire, le Québec a aujourd’hui une prise pour pouvoir dire « non, c’est assez, nous n’appartenons pas à ce monde ».
Et de toute façon, ce n’est pas en restant indifférent qu’on arrivera à changer grand-chose. Or, il est temps pour le Québec de devenir une République libre et indépendante, et de passer à autre chose en rejetant ces institutions moyenâgeuses qui, honteusement, nous régissent encore. Alors, soyons fiers et surtout, donnons-nous un pays à notre image, dont la constitution sera, en toute légitimité et en toute légalité, celle du peuple québécois !
Maxime Laporte, LL. B., étudiant à la maîtrise en science politique
Coordonnateur, réseau Cap sur l’indépendance (RCI)
Conseiller général, Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM)